
       Le texte que nous reproduisons ici est à l'origine celui d'une intervention d'une des psychologues de Source 
         Vive, Laure Houllier, à l'occasion d'un colloque organisé par l'association en 1996, réactualisé récemment dans l'optique d'un livre à venir. Il n'a aujourd'hui rien perdu de son actualité . 
       Compte tenu de sa richesse, nous le publions 
         ici dans son intégralité (pour des raisons évidentes de 
         confidentialité, les prénoms ont été changés).
        
       Espace conjugal - Espace parental
       Les préoccupations conjugales  n’occupent pas une place centrale dans les demandes de suivi psychosocial des  familles. Elles sont généralement évoquées par l’un ou les deux membres du  couple comme source de soutien et de protection mutuels ou comme manque  douloureux, marqué de sentiments d’incompréhension, de tensions et de silences.  Mais le plus souvent, elles sont mises de côté, comme l’exprime Bernard, père de Sandra (6 ans en traitement pour une leucémie) :
       « On a oublié  qu’il y avait aussi le couple !»
       A l’annonce de la maladie, tout le  système familial, fortement ébranlé, se désorganise. Les brèches provoquées par  l’absence soudaine de certains membres de la famille, (l’enfant hospitalisé et l’un  des deux parents auprès de lui), nécessitent d’occuper de nouvelles places,  d’assumer d’autres fonctions, de tenir de nouveaux rôles. Dans cette épreuve  qui déstabilise brusquement le quotidien de la vie d’un enfant, les fonctions  parentales occupent le devant de la scène.
        Les moments d’échanges affectifs, qui  créent et entretiennent l’intimité du couple, sont absorbés par la quête  anxieuse d’informations auprès du corps médical sur l’évolution de la maladie,  et par de terribles incertitudes sur le devenir du jeune patient. C’est ainsi  qu’Elizabeth et Daniel me confient :
        « Tous  les deux, quand on est ensemble, on ne pense qu’à elle... on y pense tous les  jours.»
        Pour certains parents, l’idée même de  continuer à se penser encore comme un couple, de s’autoriser des moments de  douce intimité et de plaisir est insoutenable et suscite chez eux une forte  culpabilité. Toute relation sexuelle devient une trahison au regard de la  souffrance de l’enfant. Elle équivaut à oublier la gravité de la maladie.
   
         Voici ce que révèlent les quelques témoignages échangés dans  un groupe de parole au sein de la Maison d’Accueil de Source Vive sur le  thème : « Devenir de la relation de couple au cours de la maladie de  son enfant » (ce groupe était constitué de 2 couples et de 4 conjoints dont  un homme et 3 femmes ; il s’est réuni 3 fois sur 3 mois) :
       « On  avait l’impression de voler quelque chose ».
           « On  se disait : et si il arrivait quelque chose pendant ce temps là… »
           « Moi,  j’avais la porte ouverte pour entendre ma fille ».
           « Nous  n’avons plus la même intimité qu’avant »
       Pour d’autres,  sauvegarder le bien-être de l’intimité des relations sexuelles au sein du  couple est considéré comme une pause bienfaisante, une parenthèse où il devient  possible, un temps, de lâcher prise :
       « On  fermait les portes des enfants. On se mettait sur notre petit nuage. On y  arrivait, mais pas les premières semaines. On était déconnecté du monde. Notre  intimité, c’était une bouffée d’oxygène ! »
        Cependant,  l’ensemble des participants, fait le constat  que  peu à peu, le « conjugal » se rétrécit  pour laisser la prépondérance au « parental ». Plusieurs femmes affirment : 
       « Moi,  je suis plus mère que femme ».
           « On regarde vers l’enfant ; on ne pense plus au couple ; ça devient  secondaire ».
       Ce repli du conjugal  vers le parental s’impose d’autant plus qu’il revêt la dimension  déculpabilisante relevée plus haut. Bien qu’il s’observe dans la plupart des  familles du fait de l’arrivée des enfants, il est dans certains cas renforcé  par l’apparition de la maladie. L’éloignement géographique créé par le temps  passé à l’hôpital auprès de l’enfant, tandis que l’autre  assume le quotidien des charges familiales, distend  les liens de proximité des conjoints et contribue irrémédiablement au  rétrécissement du sous-système conjugal. L’espace et le temps où se retrouver à  deux se raréfient, réduisant ainsi les moments d’échanges et de partage. 
       Fabienne et Paul font part des informations bénéfiques  dispensées sur ce point par l’oncologue de leur fille Cathy au début de son  hospitalisation :
       « Au  premier rendez-vous, le médecin a dit que ce n’était pas seulement la maladie de  notre fille, mais que c’était toute la famille qui allait être touchée et il a  parlé de notre couple »
  « Nous  avons eu de la chance, car le médecin nous a montré ce qui pouvait arriver. Il  nous a dit : ne pensez pas que les maris ne servent à rien. Les maris ont  tendance à s’isoler dans la souffrance, ce n’est pas pour cela qu’ils ne sont  pas touchés. Nous avons pu ainsi faire face à nos difficultés de couple, car  nous savions ce qu’elles signifiaient. »
       L’anticipation des  effets de la maladie de l’enfant sur la vie conjugale éclaire les partenaires  sur le sens des tensions qui surgissent, et les rend plus aptes à les résoudre.  Le maintien du dialogue permet d’évacuer les vécus de culpabilité et libère de  la disponibilité pour les autres membres souffrants de la famille.
        
       La communication
       Mais, comment communiquer, quand on ne fait plus que se croiser  et que l’angoisse habite chacun en permanence ? Francine et Pierre constatent au fil du temps  qu’un mode nouveau de communication s’est installé entre eux :
       « J’ai senti à un moment qu’il y  avait quelque chose qui n’allait plus, mais on ne pouvait pas se le dire», exprime Francine.
       Pierre reprend en écho :
       « J’ai senti là que quelque chose  lui manquait, mais je ne trouvais pas les mots. C’était dans son regard…»
       Francine et Pierre prennent conscience qu’ils se sont acheminés vers une  difficile verbalisation de leurs émotions. Ils « sentent  que…», ils se devinent et se comprennent à  travers des regards échangés, des gestes, des attitudes. La communication de  leurs éprouvés fonctionne essentiellement dans l’implicite et le non-verbal.  C’est le langage du corps qui dit la fatigue, le découragement ou l’apaisement  comme si la formulation de leurs émotions les exposait au risque de révéler à l’autre  les peurs qu’il tente de contenir. Dire, c’est prendre le risque de voir  s’effondrer des modes de protection si  chèrement acquis.  
       « Je n’osais pas parler à Sylvain... j’avais peur de m’effondrer  et je me disais : si je m’effondre, je ne pourrai plus me relever; tenir  le coup pour retourner à l’hôpital le lendemain et chaque jour, et croire qu’Arnaud allait s’en sortir et que Sylvain serait toujours là pour nous.»
        « On ne parle pas pour ne pas perdre ses  forces», résume Annette.
       Mettre en mots ses ressentis conduit à en prendre conscience  plus clairement, à révéler l’ampleur de ses peurs, au risque d’affaiblir ses  énergies. Alors, peu à peu, le voile du silence recouvre et masque le vécu  émotionnel. Enfermé dans son mutisme, chacun en interprète secrètement le  sens : est-ce de l’insensibilité à l’égard de la maladie de  l’enfant ? Est-ce la peur de déclencher l’angoisse du partenaire ou  une manière de se détacher de la situation afin de ne pas en souffrir ?  Ces interrogations sans réponse peuplent le silence du couple.
         
        Louise, après  avoir évoqué  son vécu d’isolement face à la froideur affichée de son conjoint, s’effondre en  pleurs quand ce dernier révèle au groupe qu’il lutte désespérément pour taire  sa propre angoisse afin de ne pas éveiller la détresse de sa femme.
       Ces couples ont choisi de taire leur souffrance. La  révélation du sens de ce silence ouvre à nouveau le dialogue, lève les  malentendus et favorise les ajustements.
           
         Mais il est des pensées et des peurs qui demeurent  impossible à formuler, car elles touchent à l’angoisse de l’issue fatale de la  maladie. Cette angoisse souterraine et harcelante, lorsqu’elle est tue,  contribue à l’édification de ce mur du silence. Les mots « mort »,  « tumeur » ou « cancer » sont investis d’un tel pouvoir  maléfique qu’ils deviennent « interdits de parole ». Dire sa peur de  voir mourir son enfant revient à anticiper l’évolution fatale de la maladie.  L’idée même que l’autre puisse l’envisager est vécue comme une défaite  annoncée, voire une trahison. Comment peut-on encore se battre ensemble si l’un  abandonne l’autre sur le chemin de l’espoir ? L’angoisse de la mort constitue  un terrible obstacle à la communication dans le couple. 
       Bernard explique : « Valérie est pessimiste, moi je suis  confiant, je suis sûr que Sandra va  guérir... on ne peut plus se parler Valérie et moi; on est en désaccord profond.»
       Le déni de la maladie  habite parfois l’un des conjoints. Alors « ce désaccord profond » se  creuse et impose à l’autre « d’assumer seul(e) » la situation. Annette explique :
          
        « Pour  mon mari, la maladie n’existe pas… il est rentré dans sa coquille, il ne veut  pas en parler ; j’ai dû assumer seule. J’ai eu l’impression qu’il ne voulait  pas s’en occuper »  
       Puis elle ajoute :
       « A force de ne pas pouvoir se  parler de cette souffrance qui torturait chacun d’entre nous, on ne se disait  plus rien, car l’idée de la maladie était partout présente dans chaque acte de  notre vie au quotidien. C’est alors que s’est installé un mur infranchissable  entre nous. On est obligé  de tout garder pour nous ; on est face à un mur qui existe toujours,  maintenant. »
       Le déni de la maladie  isole Annette et son mari. Le mur dont parle Annette est un mur de désespoir, construit sur leur détresse et leur enfermement  mutuels.  Tous deux se vivent incompris et abandonnés de l’autre. La maladie de l’enfant  envahit leurs pensées, elle habite leur quotidien mais ne peut pas être  « dite ». Le dialogue s’appauvrit de l’essentiel  et, chacun pour maintenir encore d’illusoires échanges, s’accroche à  l’organisation matérielle se fermant à l’écoute ouverte et attentive de  l’autre.
   
  « Quand  il rentre du travail, je ne vais pas lui parler de tout ça ; à force je ne  veux plus l’embêter avec ça »
       Ce silence autour de  la maladie diffuse malaise et souffrance. Parce qu’il veut les contenir, le  couple se ferme au dialogue, se privant ainsi d’un soutien et d’un réconfort  structurant et protecteur. 
        
     
       Les relations
         Le  mode et le contenu de la communication donnent sa tonalité affective à la  qualité et au style des relations conjugales. Généralement, celles-ci s’élaborent  et évoluent au fil du temps en s’étayant sur des règles apprises dans le  parcours de vie et dans la famille d’origine de chacun. C’est dans cette part  d’existence que s’enracine l’énergie nécessaire au soutien du combat de  l’enfant contre le cancer. Cette situation de grand stress exige que la créativité  du couple soit immédiate. Il ne peut y avoir de longues négociations avec  l’urgence pour la mise en œuvre d’un fonctionnement familial totalement inédit.  Cela implique des relations fondées sur une confiance mutuelle, soit déjà  éprouvée et partagée, soit à éprouver, entre deux êtres qui ont choisi de  partager ensemble des moments de vie. Ainsi Francine dit de Pierre :        
                   
  « J’ai toujours été sûre de lui;  j’étais sûre qu’il serait là ». 
         Ou  bien Elizabeth, en parlant de Daniel : 
         « Il a réagi comme je l’attendais ».
          Cette confiance réciproque et reconnue  au sein du couple crée un oasis d’apaisement, d’amour et de tendresse propice  au ressourcement de chacun. Christiane me confie :
         «  Après cette nouvelle épreuve  des examens passée pour Yves, je me suis réfugiée dans les bras accueillants de  Paul ».
          Constater que l’autre «arrive à tenir aussi», qu’il est  possible de conserver de lui l’image positive qu’on en avait avant la maladie, procure un sentiment de sécurité  bénéfique :
         «  Pierre est et a été mon roc » me dit encore Francine.
          La reconnaissance mutuelle aide à ne  pas se décevoir l’un l’autre, à garder une image digne de soi et de l’autre, à  rester « à la hauteur » comme l’expriment encore Francine et  Pierre. Ce climat d’attention à l’autre permet au couple d’accueillir, dans  une attitude de tolérance libératoire, ses moments respectifs d’espoir ou de  désarroi. Francine ajoute :
         « La chose essentielle a été pour moi de dire  à Pierre quand j’avais peur, quand  j’avais besoin d’être rassurée ».
         Et  elle ajoute, avec quelque culpabilité :
         «  Je ne pouvais pas m’empêcher de  craquer devant lui... et alors on cherchait à se rassure… ».
          La nécessité de se soutenir implique la  capacité à se demander mutuellement de l’aide. Pouvoir donner à l’autre, mais  aussi pouvoir demander et accepter de recevoir de l’autre, exigent de  reconnaitre ses propres limites, d’abandonner ses présomptions à maîtriser seul(e) la situation sans perdre l’estime de soi. Ainsi Marcello  témoigne :
         « Je me suis aperçu qu’il fallait  avoir du cœur et de l’humilité avec les siens dans ces moments-là ».
         Lorsque le couple  fonctionne dans le partage et la confiance, la maladie peut en renforcer les  liens. Il devient source d’énergie pour chacun de ses membres comme l’évoquent  ces échanges dans le groupe :
         « En général, la maladie c’est plutôt fédérateur.  Cela mobilise les énergies dans le même sens ».
         « Nous, on s’est tout partagé ; on a eu  la chance de pouvoir le faire ; on s’est débrouillé, et tout partager nous  a aidés ».
          « Je savais que je pouvais compter sur  lui, à condition de lui laisser la possibilité de se mettre des fois à  distance ».
          Ces valeurs positives : solidarité,  amour, tolérance, respect, favorisent le dialogue, l’écoute attentionnée,  consolidant ainsi la cohésion interne du couple, indispensable pour tenir.
 
           
  Si le dialogue ne s’instaure pas, alors, la divergence des  regards posés sur l’évolution de la maladie peut devenir conflictuelle et  fragiliser profondément l’unité et la force du couple. Ariane nous explique :
         «  Lorsque j’ai voulu parler à Damien de mon angoisse de voir mourir  notre enfant, il s’est fermé et, depuis, on ne parle plus de la maladie  ensemble ».
         Damien reste silencieux, isolé et fermé aux paroles de sa femme.  Une perte de confiance mutuelle s’installe, fermant la possibilité de dire ses  angoisses et de solliciter l’aide de l’autre :
         « J’avais  envie de parler à Sylvain quand je  revenais de l’hôpital, et en même temps, j’avais peur de l’embêter... alors, je  me taisais », nous confie Annette. Liliane reprend en écho :
         « Quand j’ai besoin d’aide, il est  dans son travail, il ne le voit pas. Alors, je demande à une amie.» 
         Jean, sourd aux paroles de sa femme, s’adresse en ces termes au groupe :
         « Quand elle aura besoin, qu’elle  me le demandera, je serai là » ! 
         Les chemins de Liliane et Jean ne se rencontrent plus. Liliane estime que Jean devrait sentir ses défaillances sans qu’elle les formule. Jean attend qu’elle lui manifeste sa confiance, en sollicitant  expressément son aide. La déception et l’incompréhension s’installent. Les  attentes mutuelles, ayant cessé de s’échanger et de se reconnaître, ne peuvent  plus se satisfaire. Chacun finit par anticiper le refus de l’autre et s’isole.
         Pour Elizabeth et  Daniel :
         « C’était chacun pour soi ».
         Cette distance qui les isole leur permet de se protéger  mutuellement, mais barre toute ouverture et disponibilité à l’autre. Une telle  relation crée des déceptions et des souffrances lourdes à porter. C’est ce  qu’expriment les pleurs de Valérie,  quand elle entend Bernard dire au groupe  sa peine et ses espoirs :
         « Il a parlé  au groupe le premier, et à moi, il ne me parle plus depuis des mois » ! 
         Pour Valérie, le sentiment d’avoir pris un  « chemin parallèle » et de ne plus pouvoir partager teinte  la  vision de sa relation conjugale :
         « Il  n’y a pas de croisement. Maintenant, on a deux vies  parallèles ; ce n’est plus comme avant ».
         Mais, ce sentiment douloureux d’échec qu’elle  livre au groupe est atténué par la prise de parole de Bernard. Celui-ci, en brisant le silence de sa peine, ouvre la  porte à un début d’échange.
         Pour d’autres  couples, le partage des moments difficiles de la maladie rapproche et fait  naître une chaleureuse et précieuse intimité. Mais les peurs apaisées, l’enfant  guéri, les liens tissés se distendent et certains déplorent la perte de ce  réconfort mutuel et de cette proximité émotionnelle.
          « Au début on pleurait ensemble »
           « On avait peur tous les deux. On  partageait la même peine tous les deux ».
 « Nous avions des discussions entre nous que  nous n’avons plus maintenant ».
          Lorsque les ressources affectives du  couple s’épuisent, il peut se tourner vers les aides extérieures qui existent.  Chacun des partenaires  peut les  solliciter.
           
  Au sein des services  hospitaliers les femmes nouent des liens entre elles ou s’entretiennent avec  les  psychologues. 
         « Après,  j’ai parlé avec des  professionnels : la psychologue, et ça allait mieux ».
          « Moi,  ça m’a libérée ; sinon, on reste toujours avec notre peur, notre  hantise ».
          « On  ne s’est jamais écroulé ; mais moi, je le faisais de mon côté ». 
         « Moi,  j’ai connu Source Vive,  ça a permis d’échanger, de vider son sac, de voir avec d’autres, de ne pas se  replier ».
         Les hommes  recherchent aussi les échanges avec d’autres : parents, médecins ou  collègues : 
         «   Il y a des gens avec qui on peut discuter. Au boulot, il y en avait un qui  pleurait avec moi. Cela m’aidait pour tenir à la maison.»
          « J’essayais  de discuter à l’hôpital avec les parents. Cela m’aidait quand il y avait de  bonnes nouvelles. J’avais de l’espoir en plus à partager ».
         « Les  psychologues et les psychiatres, c’est un peu tabou. Peut-être que ça m’aurait  remonté, mais ça ne sauvait pas ma fille. Je préférais voir les médecins. Je me  sentais plus fort pour parler avec ma femme ».
         Parce qu’ils se  reconnaissent dans les paroles des autres, ces entretiens individuels ou de  groupe avec des professionnels ou autres interlocuteurs apaisent les tensions,  facilitent l’expression et la libération des émotions. La plupart de ces  couples trouvent dans ces moments d’écoute ou de discussion réconfort et  énergie, car ils découvrent les effets bienfaisants et déculpabilisant du  partage. Cette démarche a pour effet de renforcer leur capacité à accueillir et  à soutenir plus sereinement les ressentis de leur conjoint.
         D’autres créent leur blog tels Paul et Aldo : 
         « Le  blog m’a beaucoup aidé. Je préparais le texte dans ma tête, quand Mattéo  dormait. Cela m’a permis d’exprimer ce que j’imaginais des ressentis de mon  fils ».
         « On  attendait toujours les réponses des  autres, les amis du blog. On ne se sentait pas seul et surtout, c’était des  messages d’espoir pour la plupart. »
         Paul et  Aldo ont trouvé avec « la toile » un moyen de s’exprimer et d’échanger  avec des personnes amies ou inconnues devenues familières au fil du temps.  Certaines ont vécu une situation analogue et les comprennent, d’autres par  solidarité accueillent leurs ressentis, les encouragent à espérer et à attendre  la guérison. Ces liens isolent l’autre membre du couple car ce dialogue, qui ne  lui est pas adressé, l’exclut. Il est décrit par l’autre partenaire comme un  jardin secret inviolable, même si la proposition de lire le contenu du blog lui  en est faite. Ainsi, Isabelle dit à  propos du blog de Paul :
         « Il  se livre à son blog mais il ne me le dit pas à moi. Le lire, ce n’est pas comme  un échange. On ne communique pas. Je ne sais pas ce qu’il ressent ».
         Pour rejoindre émotionnellement Paul, Isabelle a besoin de partager avec lui la lecture et le contenu de  son blog.
          
         Rôles
         Ces  relations particulières instaurées au cours de la maladie déterminent aussi des  rôles qui viennent le plus souvent confirmer ceux déjà attribués dans le couple  auparavant.
           
 Ainsi Antoine et Pierre affirment « rester  sereins », « ne pas se décevoir, ni se  trahir ». Cependant, cette détermination à poursuivre au sein du couple un  rôle sécurisant de maîtrise de soi face aux situations difficiles, finit par se  heurter au  poids du retentissement des  effets de la maladie de l’enfant : 
         « J’étais la pierre angulaire sur  laquelle tout reposait ; il fallait que j’arrête ».
         La  nécessité de lâcher prise pour passer le relais à l’autre, afin qu’à son tour  il joue ce rôle de pierre angulaire, revient à reconnaître et à accepter ses  propres limites. Il exige de l’humilité.
          Ainsi, Marie qui a traversé plusieurs  deuils durant la maladie de son enfant, vit douloureusement la perte de ce rôle  repris par Jacques, son conjoint. 
         « Je passe à  côté des choses... j’ai peut-être trop d’angoisse, je n’y arrive plus ».
         Elle a une image défaillante de soi. Le regard qu’elle pose  sur elle est empreint de culpabilité et de dépréciation. Pourtant, les rôles  peuvent s’échanger dans le respect et l’acceptation des capacités de chacun.  Alors, une délégation s’instaure, qui décharge l’un des deux sans l’écarter, en  le maintenant constamment informé ou bien, implicitement, un relais se met en  place. Adeline se voit gratifiée de  la tendre reconnaissance de son mari quand elle reprend le rôle de  « pilier » qu’il ne peut plus tenir :
         « J’ai découvert ma femme, elle a  une force que je ne lui soupçonnais pas ».
         
 Il arrive aussi qu’un rôle resté vacant  un temps par l’un des partenaires soit transféré sur l’enfant malade. Liliane, qui ne peut demander à Jean de jouer son rôle de partenaire  ressource, dit : 
         «Mon énergie, c’est auprès d’Anna que je la prends.»
         Un lien fort s’instaure alors entre l’un des deux conjoints  et l’enfant malade. Ce dernier se voit promu au rang de confident, rôle  habituellement attendu au sein du couple conjugal. L’enfant ainsi investi  s’engage dans ce rôle d’exclusivité affective auprès de l’un des partenaires du  couple. Il rejette toute incursion dans cet espace privilégié, car cette  situation prolonge la situation de centralité que la maladie lui octroie.  L’autre – mari ou épouse – est exclu de cette dyade quasi-fusionnelle. Elle lui  impose un mode relationnel périphérique. Résigné, par crainte de déstabiliser  une relation qu’il pense sécurisante pour son enfant, culpabilisé par la colère  ou la tristesse de se voir évincé d’une part de sa place dans le couple  conjugal, et blessé de se sentir rejeté par l’enfant, l’ « exclu » se risque  rarement d’intervenir ouvertement pour réajuster place et rôle de chacun. 
  Ce couple –  parent/enfant malade – fonctionne en parallèle ou en relation de concurrence  avec le couple conjugal.  
         « Au  niveau du couple, j’ai pris cela très mal. Il n’avait pas besoin de moi, mais  il avait besoin de sa fille. J’aurais aimé qu’on s’évade tous les deux ».
          « Quand elle est sortie, ma fille est  devenue sa chose. Il va surveiller tout ce qui se passe pour elle ».
         Le rôle d’« exclu » du couple  conjugal place ce dernier en situation paradoxale. S’il ne revendique pas son  rôle de partenaire du couple conjugal, il conforte l’enfant dans un rôle  d’adulte confident qu’il n’a pas à tenir et, s’il le revendique, il est  considéré en relation de rivalité avec   son propre enfant malade… 
         «   Moi, mon mari, ne voulait pas que je reste à l’hôpital. Il voulait que je  m’occupe de lui ».
          « Soit il avait peur, soit il était  jaloux que ma fille réclame plus sa mère que son père ».
          « Je  crois que lui était jaloux de ses enfants. Il était très possessif ». 
  « J’aurais  aimé que mon mari ne s’apitoie pas sur lui ».
         Ainsi déchu de sa place et de son rôle dans  le couple, l’ « exclu » en vient parfois à être considéré comme un  enfant jaloux et mal aimé, alors qu’il revendique des liens affectifs d’intimité  propres à l’espace conjugal.  Dans cette  confusion intergénérationnelle des rôles et des places, chacun reste centré sur  ses attentes personnelles. L’un, accaparé par la maladie de l’enfant, s’absorbe  pleinement dans son rôle de parent, tandis que l’autre cherche à retrouver la  complicité d’une intimité conjugale désormais désertée. 
         « J’aurais  aimé que mon mari me parle de l’extérieur, qu’il ne me parle pas que de ma  fille ».
          « J’aurais aimé qu’on s’évade un peu tous  les deux. »
          « Véra vient toujours à contrecœur aux  soirées avec les amis. Elle est là et pas là et veut partir tout de suite. Elle  ne veut pas quitter notre fille. J’aimerais bien retrouver notre complicité  d’avant… ».
          .
          Leurs chemins divergent  et il leur faudra consentir à s’ouvrir l’un à l’autre pour parvenir à se  rejoindre. Les échanges alors restaurés créeront la dynamique nécessaire au  réajustement des places et des rôles de chacun.
   
  Le souci de retrouver  l’intimité affective de la vie de couple amène certains, lorsque les tensions  accumulées deviennent trop douloureuses, à se tourner vers un professionnel à  la recherche d’un dialogue peu à peu interrompu. Il arrive parfois que chacun  s’isole, s’éloigne s’absorbant essentiellement dans un rôle exclusivement parental.  Parfois encore, la distance devient infranchissable et achemine le couple vers  une irrémédiable séparation dont les conséquences, pour chacun, se vivent  douloureusement, amplifiées et complexifiées par le contexte propre à la  maladie de l’enfant.
  
  Les rôles au sein du  couple se distribuent également en fonction du mode de gestion et d’expression  des émotions de chacun. Dans ce champ spécifique, la répartition des rôles des  hommes et des femmes se révèle liée aux représentations et aux apprentissages  transmis par notre environnement socioculturel.
  
  Les femmes se  reconnaissent comme celles qui sont « en  première ligne » pour dire et accueillir les émotions dans le couple.  Elles soutiennent, rassurent, consolent le partenaire, parce qu’être femme,  c’est se dévouer et assumer ce rôle protecteur et généreux de don de soi :
         « C’est  toujours moi qui ai assumé ».
          « Mon mari a toujours été entouré de gens  malades ; donc, peut-être que c’était trop. J’ai préféré le protéger et  prendre en charge. Il s’écroulait, c’était encore pire ».
         « Il  ne pouvait pas ! Si je lui avais demandé de s’occuper de sa fille, il  l’aurait fait, mais ça le rassurait que je m’en occupe. »
         Ce souci de l’autre leur assigne une place  centrale d’interlocuteur et de référent essentiel auprès de l’enfant et de  l’équipe soignante. Il leur renvoie une image positive d’elles-mêmes fondée sur  leurs capacités à dispenser et partager l’amour, la tendresse, et sur leur  énergie à affronter et à accompagner dans une relation de grande proximité les  effets de la maladie de leur enfant. 
           
  Mais, ce rôle  omniprésent, qui s’impose ou se revendique, épuise. Un sentiment d’isolement,  voire d’abandon vis à vis du conjoint ainsi épargné, se manifeste  parfois :
         « J’aurais  aimé qu’il m’aide ».
          « J’aurais aimé qu’il propose plus ».
         « C’est  dur à porter. J’étais contente d’être avec ma fille à l’hôpital, mais je n’en  pouvais plus ! ».
         Ce constat d’épuisement contient la déception  de ne pas avoir été comprises, devinées dans cet appel à l’aide à leurs  conjoints. Il résonne comme un reproche à peine voilé à leur égard. En réponse,  les hommes évoquent le rôle de « veille » que leur repli apparent,  « en arrière ligne », leur permet de préserver: 
         « Je  crois que les hommes gardent pour eux pour ne pas inquiéter les femmes ».
         « Des fois je préférais que ma femme  aille voir seule les médecins pour avoir de la ressource éventuellement et la  réassurer éventuellement. »
         Ils s’affirment dans un rôle de recours  solide et rassurant pour l’autre, donnant ainsi sens à cette apparente prise de  distance dont peuvent souffrir leurs compagnes. Ces valeurs de maîtrise, de  solidité évoquées, sont en lien avec les codes masculins de notre société. Dans  quelle mesure ces comportements attendus ne viennent-ils pas censurer  l’expression de leur vécu affectif ? C’est bien ce que suggère la  proposition ci-dessous : 
         « C’est  encore plus dur de la garder pour soi, sa peine. Ce n’est pas pour montrer que  je suis fort ».
         Si l’expression de leurs sentiments fait  craindre à certains « de ne pas tenir », il semble que cette crainte  mette à jour le silence dont ils recouvrent leur fragilité :
         « Je  n’avais pas envie de m’effondrer en parlant. On était au pied du mur. Il fallait  accepter. On n’avait pas le choix »
         Pour d’autres, la plus grande appétence des femmes  à livrer leurs émotions renforce l’attitude de retrait de certains  hommes : 
          « Je  n’aime pas dire les choses trop clairement, je n’ai pas les mots… alors que ma  femme, si… » reconnaît Paul pour expliquer à Isabelle sa difficulté à partager ses ressentis.
           
         Cette explication de Paul prête à réflexion. Elle interroge sur la possibilité pour les  conjoints de jouer leur propre partition quand le rôle central de soutien tenu  par le partenaire, implique une présence  telle qu’elle marginalise les autres acteurs familiaux touchés par la maladie  de l’enfant. Paul, en reconnaissant Isabelle « experte en expression  des émotions », adopte une attitude de repli. Cela l’incite à garder sa  souffrance pour lui et l’éloigne ainsi d’un dialogue apaisant.
          
         Qu'en est-il de la préservation et du devenir de l'espace conjugal après la maladie de l'enfant ? 
          Dans le cycle familial existentiel,  l’arrivée des enfants au sein d’un couple met en œuvre les fonctions parentales  et les place sur le devant de la scène familiale. L’attention portée au  développement physique, psychologique et cognitif, notamment dans les 10 premières  années de la vie des enfants, puis leur entrée dans l’adolescence, mobilisent  essentiellement ces fonctions. L’espace pour le couple tend à se rétrécir ou à  se diluer dans l’espace parental. Comme je l’ai évoqué plus haut, cette  configuration est d’autant plus fréquente lorsque l’histoire familiale est  traversée par le traumatisme du cancer d’un enfant. Mais que reste-t-il de  cette configuration après la maladie ?
          Après  la maladie, bien que la guérison ait été solennellement annoncée par le médecin  oncologue, la peur de son retour demeure. Cette peur sous-jacente habite et  accompagne secrètement la pensée des parents. Elle perdure, tout en  s’atténuant, au-delà de l’entrée de l’enfant dans l’âge adulte.
 
           
 Généralement,  les énergies déployées pour soutenir l’enfant ou l’adolescent au plus fort de  la maladie entraînent peu à peu une désaffection de l’espace conjugal. Les  liens sécurisants et bienfaisants de l’intimité conjugale semblent avoir été  interrompus, envahis par la gravité des préoccupations parentales.
         « Le fait d’avoir eu peur, on est attaché plus à l’enfant malade ;  peut-être qu'on donne plus à cet enfant et moins au conjoint. Si ma fille  n’avait pas été malade, je ne sais pas si je ne serais pas plus proche  maintenant de ma femme ».
         « La  vie de couple ce n’est pas ça. La maladie de notre enfant fait que l’on voit  les choses autrement ensuite. On a tendance à tout ramener à la maladie. Notre  couple, ce n’est plus comme avant. »
         Ces témoignages  recueillis au sein du groupe, sont empreints de tristesse et de nostalgie. Ces  couples se sont éloignés. Ils ont perdu une part de la tendresse et de la proximité  qui les unissait. Le dévoilement de la douleur de cette perte, partagée avec  d’autres membres du groupe, engage les prémisses d’une ouverture et d’une  transformation de leur relation.
         Mais, le partage des  effets traumatiques du cancer de l’enfant ou de l’adolescent peut aussi  renforcer les liens conjugaux. Lorsque le couple demeure, ou devient, au cours  de cette épreuve un lieu ressource apaisant, propice à la confidence, au  dialogue affectif, chacun des partenaires se sent reconnu et respecté dans sa  peine, réconforté et aimé. Le couple en sort fortifié et chacun des partenaires  conforté dans son estime de soi.
         Gilles : « Je crois très fort au pouvoir de  s’exprimer à haute voix : dire tout haut les émotions que l’on pense, ça  laisse de l’espace libre à l’intérieur de soi. Je ressens beaucoup d’apaisement  depuis, et j’ai l’impression de revivre normalement, en considérant la période  de la maladie de notre fils non pas comme une épreuve, mais plutôt comme un  plus pour notre couple aussi. »
         Comme en témoigne Gilles, parler de ses émotions, de ses  angoisses face à la maladie de son enfant libère et apaise. Les problèmes de  couple accompagnent en filigrane les demandes d’aide  sociale, éducative ou psychologique formulées par les parents. Aussi est-ce  essentiellement à travers les ajustements des rôles parentaux que s’induisent  les ajustements relationnels au sein du couple. 
          
         Conclusion
         Ainsi, la survenue du cancer chez un enfant  ou un adolescent ébranle les fondements du couple conjugal. Son retentissement  émotionnel et affectif est fonction des potentialités dont dispose chacun des  partenaires.
 
           
  Celles-ci s’élaborent  à partir de leur propre histoire familiale, de leur expérience de vie commune  et de la qualité des liens qu’ils ont tissés au sein de leur environnement  socioculturel.
  
  Ces potentialités alimentent   les énergies créatrices que doivent développer les parents pour  accompagner et soutenir leur enfant et la famille au cours de la maladie. 
  
  L’intimité et la proximité du couple en font un espace ressource  essentiel pour affronter cette épreuve de la vie familiale. De la qualité des  liens qui s’y tissent, découleront dans les moments difficiles déception, vécu  d’abandon, isolement, ou bien sécurité, tendresse, protection. 
         Accompagner la famille lors  de la maladie grave d’un enfant doit aider aussi à préserver cette source  dispensatrice d’énergie et d’apaisement que peut être le couple conjugal.